Qu'est-ce que l'hétérosexualité ?
Retour sur la lecture publique du 18.10.22
AMOURINTIMITÉPOLITIQUEHÉTÉROSEXUALITÉSQUEERMATÉRIALISME
Pourquoi parler d’hétérosexualité ?
Dans le féminisme on nomme souvent « le patriarcat », le « sexisme », mais finalement peu l’hétérosexualité. Elle opère comme un angle mort des pensées féministes, un état de fait, le b-.a.-ba. La nommer cette hétérosexualité, c’est en faire un sujet d’étude à part entière, différent du patriarcat, du sexisme, des masculinités dites « toxiques », des violences conjugales, du travail domestique, … En parler, c’est reconnaître que c’est une réalité construite et non un état de fait. En parler c’est montrer que c’est une construction sociale, au même titre qu’une autre, que c’est un objet d’étude, au même titre qu’un autre. En parler, c’est refuser que les objets d’analyse soient tout-ce-qui-n’est-pas-l’hétérosexualité, que l’on ne travaille que sur ce qui apparaît comme différents (et principalement les études lgbtqia+, qui sont pour autant nécessaires). C’est dire …. Avant d’aller chercher ailleurs, balayons devant notre porte. Je dis « notre » puisque nous sommes tou-tes concerné-es par l’hétérosexualité, que ce soit par nos pratiques amoureuses sexuelles imaginaires[FS1] , par nos pratiques culturelles, notre famille, nos ami-es, la publicité, l’organisation de la société l’administration, l’école, nos modes relationnels… L’hétérosexualité est partout. Nous pourrions travailler sur ce sujet en le quantifiant : en comptant le nombre de couples hétérosexuels, le nombre de représentations culturelles s’y référant, le nombre de pays ayant dans leur lexique un terme pour désigner l’hétérosexualité, … Nous pourrions y travailler à travers la géographie, la philosophie, la théologie, la psychologie, l’histoire de l’art, l’art plastique, la littérature…. Toutes les disciplines, je crois ! Mais je suis sociologue-féministe et c’est donc avec ce regard là que je vais poursuivre mon écriture, un détour par l’histoire (pour la curiosité) et quelques conseils littéraires (pour le plaisir de la fiction). Pourquoi imaginaires ? on peut aussi parler des pratiques réelles non ?
Comprendre pour choisir
Si l’on comprend combien l’hétérosexualité est une construction, qu’elle soit ou non enviable, il devient alors possible de l’objectiver pour faire des choix. La question de « choix » à propos d’une attirance sexo-amoureuse est très ambigüe. La sociologie tend tout de même à montrer combien nos désirs sont en partie des constructions sociales (encore… !!?). Il n’est pas question de juger d’un point de vue moral si nos désirs sont viables ou non. L’’idée est de reprendre le pouvoir sur des pans de nos vies. Si tout cela est construit, et que des « choix » se sont opérés contre mon gré, on peut s’estimer dupé ! Et peut-être qu’une fois nos armes reprises en mains, nous n’y changerons rien, mais nous aurons compris/choisi. Là est le sens de mon propos. Comprendre pour choisir… Admettons que l’ensemble des représentations socio-culturelles proposent une image plaisante de l’amour. Cette image, par les films, les livres, les publicités, etc, montre la représentation d’un couple hétérosexuel cisgenre. Petit à petit notre circuit neuronal crée des chemins représentation-émotion+ en lien avec ce message. Toute notre vie nous baignons dans cet univers, et il faut des torsions énormes pour nous créer de nouveaux schémas neuronaux. Ce n’est pas toujours que l’image d’un autre couple, ou du célibat, nous est désagréable mais elle ne mobilise pas les mêmes réactions sensitives ! Soit-dit en passant… il serait faux de dire que les représentations non-hétérosexuelles mobilisent aussi facilement cette émotion+. Même si les représentations se multiplient, c’est souvent de l’ordre de l’exceptionnel, sous l’image d’une lutte. C’est pour cette raison que de nombreuses structures militent pour une meilleure représentation des schémas autres qu’hétérosexuels. Nous pouvons le voir comme une façon de valoriser aussi d’autres modes de vie ou de dénoncer (aussi) les violences patriarcales dans les schémas traditionnels. On nous a appris à être hétérosexuel-les ou à nous rendre coupables de ne pas l’être.
Le désir : une construction sociale
Les études féministes analysent le désir selon le sujet et l’objet du désir. Sujet et objet sont considérés comme construit (socialement, et historiquement) par des rapports sociaux. L’objet du désir s’écrit à travers ce qui est perçu comme légitime par le sujet (construit dans une société aux rapports de race, de classe, de genre, d’âge, …).
Voir l'article "Dési(s)" de Matthieu Trachman (sociologue), dans l'Encyclopédie critique du genre
Petite histoire de la pensée sur l’hétérosexualité
Les termes « hétérosexuel » et « homosexuel » apparaissent à la fin du XIXe siècle. Très vite ils sont utilisés par la psychiatrie et la psychanalyse pour pathologiser les « déviances sexuelles ". Une personne (principalement les femmes) était atteinte d’hétérosexualité quand celle-ci était jugée comme ayant trop de partenaires ou trop de désirs sexuels. Là où l’on parlait davantage de « sodomite » pour parler des pratiques sexuelles entre hommes (celles entre femmes n’étant tout simplement pas considérées), on se mit à utiliser le terme « homosexuel». Le sodomite était condamnable de ses actes, il était perçu comme un criminel. La pathologisation de l’homosexualité changea l’axe d’analyse : l’homosexuel est un malade à guérir. Les pratiques entre hommes passent du crime à maladie. L’hétérosexualité est théorisée par la féministe matérialiste Monique Wittig en 1980 dans La pensée straight. Elle la présente comme un régime politique oppressif et non plus comme une attirance sexo-affective. Issue du marxisme, elle montre comment la « classe des hommes » exploite la « classe des femmes » notamment à travers le travail domestique, émotionnel et sexuel. Elle parle de régime dans la mesure où l’entièreté de l’organisation sociale est penséer par et pour l’hétérosexualité : l’administration, les lois, la médecine, l’école, la parentalité … Il suffit de sortir de ce schéma là (ne serait-ce que par le divorce ou le célibat) pour se rendre compte des failles administratives colossales que cela impose. En 1996, Jonathan-Ned Katz publie « l’invention de l’hétérosexualité ». Et c’est à partir de cette période que l’hétérosexualité est étudiée comme une orientation sexuelle « comme une autre », et que l’on commence à sortir d’une dichotomie : études lgbt / études des femmes. Viennent alors les multiples descriptions sociologiques, philosophiques, littéraires, qui montrent sa construction. On dénonce l’illusion de la « différence des sexes » biologique (le sexe est un continuum multi-dimensionnel) qui sert dans de nombreux discours (aujourd’hui !) à rendre l’hétérosexualité naturelle et les autres alliances sexo-affectives comme des pratiques à part/marginales. On mystifie la complémentarité à tous les étages : le couple, la sexualité, l’organisation quotidienne, la parentalité, le travail, … Complémentarité qui se retrouve parfois également dans les discours sur l’homosexualité, on cherche à calquer le modèle complémentaire-des-sexes (c’est-à-dire l’hétérosexualité) sur d’autres modèles conjugaux ou parentaux.
Hétéro ou homo ?
Voir l'article "hétéro/homo" de Sébastien Chauvin et Arnaud Lerch dans l'Encyclopédie du Genre
Voir "l'invention de l'hétérosexualité" de Jonathan-Ned Katz
Voir "Comment peut-on être hétérosexuel ?" de LG Tin
Monique Wittig
Pour une synthèse accessible de La pensée straight : le site queer-education (Très bon site de vulgarisation !)
Biologie, illusion & différence des sexes
Voir l'oeuvre d'Anne Fausto-Sterlling (biologiste étatsunienne) : une émission courte sur FranceCulture
Voir l'article "mâle/femelle" de Priscille Touraille dans l'Encyclopédie critique du Genre
>> Voir l'ouvrage Sortir de l'hétérosexualité de Juliet Drouar, pp.37-56
S’allier et dénoncer -
Ce que nous en dit Alice Coffin, dans « Le génie lesbien »
Alice Coffin œuvre dans la lignée du féminisme matérialiste et de la « pensée straight » défendue par Monique Wittig. L’hétérosexualité est pensée comme un problème à résoudre, comme un régime d’oppression des « femmes » par les hommes. Elle invite les « femmes », quelles qu’elles soient, à s’allier ensemble contre les hommes et le système de domination qu’ils incarnent. L’alliance qu’elle propose est celle de refuser de nourrir leur égo. Refuser d’alimenter leur estime démesurée d’eux-mêmes, dire « non » le plus possible, couper leur air (celui de la valorisation de leur masculinité par un asservissement des femmes). Elle dénonce le régime hétérosexuel comme une guerre qui ne s’assume pas. Elle défend le fait qu’en nommant le sexisme structurel comme étant une guerre des hommes contre les femmes, on sortirait alors du déni et de l’euphémisation : violences conjugales, sexuelles, sexistes, harcèlement au travail et de rue, féminicide, appropriation des biens par le mariage, asservissement par le travail domestique et sexuel, appropriation de l’espace urbain professionnel politique, … Alice Coffin revient aussi sur la polémique du « les » hommes ou « certains » hommes, elle explique son choix de généraliser, au nom du plus grand nombre, au nom de l’hégémonie d’une masculinité toxique. Elle invite les hommes à « rendre les armes » de leurs privilèges, et les femmes à se réunir pour lutter ensemble.
Changer les pratiques -
Ce que nous en dit Juliet Drouar, dans « Sortir de l’hétérosexualité »
Tout en problématisant l’hétérosexualité, Juliet Drouar invite non pas à une alliance des femmes, mais à la déconstruction des genres. Iel explique, tout au long de son essai, la façon dont sortir des catégories « hommes » et « femmes » viendraient à effacer l’hétérosexualité et ses problématiques (exploitation sexiste, violences, …). Dans « hommes » et « femmes » se trouve l’ensemble des stéréotypes de genre, et leur rôle différencié pour répondre à cette idée de complémentarité du couple. Iel dénonce le piège de « l’égalité dans la différence ». Juliet Drouar prend un par un les ressorts qui légitiment l’hétérosexualité : le mythe de la différence sexuelle, l’omission de la possibilité de procréer, d’aimer, de vivre hors de l’hétérosexualité, rendre les violences de genre pour ce qu’elles sont : sexistes (et non pas un malentendu passionnel), … Iel propose un nouveau regard sur l’amour, les relations interindividuelles, les imaginaires , la notion de « choix » des désirs sexuels et amoureux. La proposition de Juliet Drouar est celle de changer les habitudes, changer nos regards, tenter de sortir du cadre et de tenir le cap malgré les conséquences que cela implique : perte de capital économique, perte de légitimité social, stigmatisation, etc.
Des pistes de solutions ?
Diversifier nos représentations médiatiques, littéraires, cinématographies, … :
o Cinéma et série : @mercilaudace sur Instagram, festival écran-mixte à Lyon – ciné pride à Nantes – Désir... désirs à Tours, … le site 1001 héroïnes
o Podcast : binge audio, nouvelles écoutes, un podcast à soi, …
o Livres : @biblioqueer, rayons « genre/féminisme » en librairie, conseils en librairie engagées (Librairie à soi.e , Librairie Adrienne, Rive Gauche, Le bal des ardents, Ouvrir l’oeil, … à Lyon) ou en bibliothèque (le Point G à la BM de partdieu), éditions divergentes, talons hauts, hors d’atteinte, …
Discuter en couple, questionner ses pratiques : cohabiter ou non ? exclusivité ou non ? quelle parentalité ?
o Le cœur sur la table, Victoire Tuaillon (livre ou podcast)
o La révolution amoureuse, Coral Herrera Gomez (editions binge audio)
Ne plus accepter, dire, dénoncer dans sa vie personnelle les pratiques sexistes :
le malentendu cassons la banalité des pratiques de genres, cassons l’idée selon laquelle « Pierre n’exprime pas ses émotions, c’est pas grave » pour « Pierre n’exprime pas ses émotions, car il n’a jamais appris à le faire, mais il peut commencer à modifier cette éducation genrée » / « Ingrid est tellement dévouée pour ses ami-es, mais c’est vrai qu’en ce moment elle a l’air fatiguée’ » vs « Ingrid est épuisée parce qu’elle a toujours appris que c’est en se sacrifiant pour autrui qu’elle trouvera une raison d’être et à du mal à prendre soin d’elle-même »
Etre à l’écoute, ne plus minimiser : les violences, les féminicides, les atteintes au consentement
Avoir d’autres pratiques de genre, de sexualité : contraception, pratiques sexuelles, demander pour des pratiques sexuelles, regarder du porno féministe, s’intéresser aux réalités du corps de l’autre (menstruations, ménopause, andropause, parcours gynéco, prostate, santé sexuelle, …)
o Livre : notre corps nous-mêmes, les contraceptés (pour la contraception masculine), le sexe et l’amour dans la vraie vie (pour parler éducsex aux jeunes), corps amours et sexualité (pour parler éducsex et corps aux enfants dès 5 ans)
o Pornographie féministe : voxxx, femtasy, plateformes d’Erika Lust, contenus de TDS en ligne…
Travail domestique, émotionnel : qui pour le ménage quotidien, bbq, gros œuvres, jardin, repas festifs, couches, écoute ses enfants, contact la famille, incite à la réflexivité sentimentale, qui fait de la soupe ou les burgers, qui prend les rdvs médicaux, tient l’agenda, achète les vêtements, dresse la liste de courses, la banque, qui a les papiers administratifs, salaires, budget
o Petit test en ligne … : Test sur la charge mentale
Trouver des pair-es pour se ressourcer, prendre des forces pour « l’autre monde », s’allier pour garder confiance
o Groupe de parole (ceux d’Hélices sur l’amour et la sexualité, au centre LGBTQIA+, café-poly, Sx+ Lyon, …), événement non-mixte, association communautaire, lieux militants (café rosa, baston, …), groupe Facebook (le bonqueer lyon), ...
Romane Faure-Mary
@romane.faure-mary.autrice
Quelques retours des participant-es à la soirée de médiation culturelle
« Lectures Publiques »
Critique d’un accompagnement médical et psychologique qui est très souvent très hétérosexuel. Un accompagnement hétérosexuel, c’est un rapport où le/la soignant-e n’imagine pas que ses patient-es puissent avoir des pratiques autres que exclusives et hétérosexuelles. C’est un accompagnement où les patient-es sont obligé-es de se déclarer « différents de cette norme » pour être pris en compte. Mais les soignant-es sont très peu formé-es à tout ce qui n’est pas l’hétéronormativité, sans être dans une volonté sciemment discriminante iels le sont néanmoins. Le parcours de soin devient alors un chemin difficile, où au lieu d’être accompagné il faut se battre pour être entendu-es et reconnu-es. Il existe des groupes Facebook communautaire qui recommandent des soignant-es safes : gynanco
Commencer sa vie amoureuse et sexuelle dans un cadre homosexuel et se sentir ahuri-e des violences de genre qu’acceptent les femmes hétérosexuelles, que (re)produisent les hommes hétérosexuels. Se rendre compte, et s’en sentir impuissante, que les communautés lgbtqia+ tendent aussi parfois à revendiquer une « normalisation » de leurs pratiques/amours. Comme si tous les couples, hétérosexuels ou non, vivaient à l’aune de l’hétéronormativité ; que tou-tes nous avions intégré ce qui est valorisant/valorisable dans la conjugalité.
Les hommes ont-ils tout à perdre à renoncer au patriarcat et aux normes de genre ? N’ont-ils pas aussi à gagner une vie sentimentale et émotionnelle plus riche et mature ? Un sentiment de plus d’égalité ? Une place plus engagée dans la parentalité ? Oui mais… ils ont « tout » ? : le pouvoir politique, économique, professionnel, … Est-ce que rendre ce pouvoir pour une vie intime plus riche en vaut la peine à leurs yeux ? Quand on se définit comme « homme hétérosexuel », que faire face à l’immensité du travail à accomplir ? Comment apprendre, comprendre ? Comment avancer sans trébucher sans cesse de maladresses sexistes qui leur sont reprochées ? Comment y trouver du sens ? Comment se sentir concernés ? … nos réponses ont été celles de : reconnaître et comprendre son statut privilégié, s’informer, chercher, essayer, accepter la révolte des femmes, …