Eva Illouz - Sociologie de l'amour
Suite de la conférence du 24 janvier 2023 à la librairie à soi-e. "Ordres & désordres amoureux, sociologie d'Eva Illouz".
INTIMITÉAMOURPOLITIQUEHÉTÉROSEXUALITÉSMATÉRIALISMECAPITALISME
Critique du développement personnel et de la psychologie
« Précisément parce que nous vivons à une époque où l’idée de responsabilité individuelle règne en maître, la vocation de la sociologie reste essentielle. De la même manière qu’il était audacieux, à la fin du XIXe, d’affirmer que la pauvreté n’était pas le fruit d’une moralité douteuse ou d’une faiblesse de caractère mais le résultat d’un système d’exploitation économique, il est désormais urgent d’affirmer que les échecs de nos vies privées ne sont pas – ou pas seulement – le résultat de nos psychés défaillantes, mais que les vicissitudes et les malheurs de nos vies amoureuses sont le produit de nos institutions. […] Des enfances dysfonctionnelles ou des psychés insuffisamment conscientes d’elles-mêmes ne sont pas l’explication de ces maux, dont l’origine doit plutôt être trouvée dans l’ensemble des tensions et des contradictions sociales et culturelles qui structurent désormais les moi et les identités modernes. » (Pourquoi l'amour fait mal ? l'expérience amoureuse dans la modernité, 2012 ed. Seuils)
Eva Illouz, dans l’ensemble de ses recherches, prend le contre-pied des approches psychologiques. Elle va à l’encontre de l’idée selon laquelle certaines souffrances humaines trouvent une explication dans le fonctionnement individuel de la personne. Elle replace l’individu dans un contexte social.
Ce contexte social est construit par des structures de pensées. Ces structures sociales (ou de pensées) peuvent se retrouver, par exemple, dans la morale, dans le droit (qui encadre les im-possibles), dans la santé (ce qui est accessible ou non, aux corps), dans l’école (la façon dont nous accédons aux savoirs), …
Les souffrances/questionnements amoureux deviennent alors le résultat du contexte, le résultat de ce que permettent les structures sociales. Là où l’amour était très structuré : choix des/du/de la partenaire-s par la famille, institution du mariage religieux qui encadrait la sexualité, … l’amour aujourd’hui semble s’être défait de plusieurs contraintes institutionnelles. Ce ne sont plus les institutions (l’Etat, l’Eglise, …) qui contrôle l’organisation du couple.
Illouz apporte la thèse suivante : l’amour, s’étant exempt de nombreuses contraintes institutionnelles, s’est ouvert sur un nombre de choix de partenaires considérables. Cette abondance de possibilités place l’individu dans une obligation de choisir, de trier, de hiérarchiser, d’évaluer laquelle de ces possibilités est la plus souhaitable/enviable. Et c’est précisément cette ultra-liberté (de choix) qui place l’individu dans une incertitude, dans le doute et le mal-être. S’inquiéter continuellement de la pertinence de son choix, l’amène à consulter de nombreuses personnes : soi-même, des thérapeutes, des ami-es, de la famille, de la littérature, des médias, …
La critique majeure de Eva Illouz est sur la « sur-consultation » des individus. Elle vient y ajouter une logique capitaliste, de marchandisation du malheur amoureux, d’une « aide au choix » clé en main. Cette « clé » serait alors souvent celle de la psychologie et du développement personnel. Mais justement, comme dit plus haut, Illouz estime la psychologie comme incompétente à répondre à ces questions « sociales ». Elle met alors en avant un « culte du moi » crée par la montée en présence du développement personnel. Ces approches apportant alors des réponses à chercher en soi, dans son histoire personnelle, dans son « moi intérieur/profond » … en vient à une responsabilisation individuelle. Le malheur amoureux trouverait sa « clé » dans un moi à retrouver, à recentrer, à renouer, à une « vérité profonde/alignée ». Eva Illouz répond à cela : la « clé » du malheur amoureux se trouve dans la compréhension des structures (morales ou institutionnelles) sociales dans lesquelles nous vivons. Comprendre le monde autour de nous, pour identifier ce qui nous pousse inévitablement dans un même schéma (partagé par des milliers de personnes) douloureux.
La question est… une fois ce schéma démasqué, qu’est-ce qu’on en fait ?
Je me retrouve souvent désarmée face aux réflexions sur la psychologie, le développement personnel par rapport à la sociologie.
D’une part je partage la critique selon laquelle une approche psychologisante, de certaines souffrances, amène à une responsabilisation individuelle. Ce serait comme si nous vivions dans une bulle neutre, qui ne se remplit que de nos expériences personnelles/choisies. Comme si nos vies étaient un ensemble de choix et/ou d’erreur, qu’il s’agissait pour une majorité de situation de se « relier à soi », de faire la « paix avec ses émotions ». Comme si face aux situations extérieures, qui nous sont imposées, la révolte n’avait pas sa place. La révolte, la colère comme une réponse à l’injustice… Que ces réactions-là amenaient une négativité toxique face à des choses qui nous dépassent. Il me semble que c’est cela qui amène à une certaine dépolitisation des choses… Comme si les seules choses qui ont du sens, devenaient : « l’ici et maintenant », le « bien-être » de chacun-e. Mais pour moi, ça, c’est une « bulle » illusoire. Le monde n’est pas « ici », le monde est partout autour de soi… et il y a mille et un sujets pour lesquels se révolter.
J’aime les critiques d’Eva Illouz de « l’happycratie », de l’injonction au bonheur. Le fait de dire qu’aujourd’hui l’objectif d’une vie est celle du bonheur qui passe par la « réalisation de soi ». Quand j’inscris ça (la réalisation de soi) dans la boucle d’un culte du moi, d’une bulle de bien-être… je n’y crois pas et presque cela me sidère.
Mais ma révolte vient aussi de ma propre contradiction : tu ne peux pas être toujours en lutte, toujours hypervigilante. C’est épuisant voire déprimant ! Je suis intervenue dans le social pendant plusieurs années, et j’ai vécu ce burn-out militant. Je l’ai vu incrusté dans la peau des salarié-es du social et du soin autour de moi… J’ai quitté ces champs d’interventions par ras-le-bol de la conscientisation du malheur du monde, par ras-le-bol de l’impuissance, par ras-le-bol du sans fin ! Et, face à ça, quels outils j’avais pour me reposer ? eh bien… me faire une « bulle », trier les réalités auxquelles je me confronte. Et tout ça, ça veut dire fermer des portes au monde… et me tourner vers du « ici et maintenant » pour me foutre la paix. Finalement agir, lire, écouter, écrire, sur la politique, sur certaines réalités que j’avais choisi de voir… qu’est-ce que ça m’a permis de faire ? un burn-out et puis quoi ?
En faisant le choix de monter ce projet d’Hélices, j’ai fait le choix de mixer un peu ces deux tendances contradictoires en moi. Je fais ce choix, comme en parle Eva Illouz, de réfléchir et d’agir sur des troubles individuels avec un regard de sociologue et d’empathie. L’action sur ces « troubles » si collectif, je les aborde avec la « thérapie communautaire ». Cette méthode thérapeutique permet, non pas une reconnexion à soi, mais de s’approprier ses vécus douloureux en piochant dans les expériences du groupe. C’est une thérapie centrée sur le collectif, sur ce qui est partagé par tou-tes.
Et aussi pour me foutre la paix, Hélices ce sont des sujets qui me semblent « heureux/positifs » en grande partie. Parce que je n’ai plus ce courage au quotidien. Est-ce que ça me fait me sentir lâche et déserteuse des grandes causes sociales et féministes ? peut-être …
Vendredi 10 février 2023 – je lis avec surprise l’hétéroclite de l’été 2022 #162.
L’article sur Laurie Laufer « la psychanalyste tisse les liens entre psychanalyse, théories féministes, mouvements LGBT+ et études de genre dans son dernier ouvrage. Entretien. »
« - Est-ce que ça ne serait pas ça la voie de renouveau de la psychanalyse par rapport au développement personnel et aux thérapies de coaching qui peuvent relever de la performativité et de l’exigence de résultat ?
- Oui, l’expérience analytique peut être un endroit de résistance biopolitique à certaines injonctions néolibérales pour le sujet. Quand une personne dit : ‘j’ai l’impression de rater ma vie’, qu’est-ce que cela veut dire ? Que signifie réussir sa vie ? Gagner de l’argent ? Et pour qui faudrait-il ‘aller mieux’ ? Pour que je sois un corps valide, capable de travailler ? Un objet de production ? Je crois que, parfois les espaces d’analyse sont des lieux de micropolitiques, comme disait Guattari, des endroits de résistance à des formes normatives de discours intériorisés de réussite. Dans ces moments de subjectivité s’opèrent parfois des déplacements, qui nous permettent, comme l’écrivait Foucault, de ne pas être ‘tellement gouverné-es’ »
Son livre : Vers une psychanalyse émancipée : Renouer avec la subversion de Laurie Laufer, éditions La Découverte
Elle cite également les travaux de Gayle Rubin, sur une réinterprétation de la psychanalyse et de l’anthropologie avec les pensées féministe et queer.
POURQUOI L’AMOUR FAIT MAL ? Eva Illouz
Chapitre 1 – La grande transformation de l’amour
Les critères de choix amoureux ont changé. Il y a une explosion de possibilités de choix de partenaires, notamment grâce aux sites/applications de rencontre.
On ajoute, dans notre balance du choix amoureux, la désirabilité social et économique de notre/nos partenaire-s. On s’inquiète (plus ou moins consciemment) de leur statut social, de leur revenu, de leurs conditions de vies.
On questionne les conséquences à court et à long terme du choix de tel-le-s partenaire-s.
On consulte de nombreuses personnes, dont soi-même, pour évaluer la balance raison/émotion d’une affection naissante.
On inclue les normes et ce qui est perçu comme légitime socialement : appartenance culturelle, couleur de peau, genre, …
Chapitre 2 – Les phobies de l’engagement
La relative (!!) absence de pression institutionnelle/familiale/religieuse et la prolifération des possibilités amènent une certaine « liberté ». Cette liberté ajoute aux sentiments amoureux des enjeux autres : les désirs, les émotions, la volonté (d’être ou non en relation), le choix,
Cette liberté relationnelle, implique la possibilité de se nouer et de se séparer « rapidement ». La peur de l’abandon en réponse à cette liberté (qu’à son-sa-ses partenaire-s) amène un refus de l’engagement relationnel, de peur d’une rupture potentielle. L’autre peut lui aussi partir et rompre.
L’abondance du choix (sur le marché amoureux) rend ce choix difficile par peur de « passer à côté de quelque-chose », de ne pas « être avec la/les bonne-s personne-s », …
La liberté sexuelle invisibilise les inégalités de genre. Cette liberté fait des « choix » de chacun-es, une responsabilité individuelle. Ainsi chacun-e serait à l’origine (responsable) de sa situation amoureuse et sexuelle. Eva Illouz présente cette liberté sexuelle comme un moyen d’organiser et de légitimer les inégalités de genre, puisque cela « est une question de choix ».
Elle décrit les hommes comme ayant un capital sexuel plus important que les femmes. Ils seraient moins stigmatisés. La sexualité est devenue un lieu de pouvoir conséquent pour la masculinité, avec de fortes injonctions à la performance par exemple. Les femmes, au lieu d’un capital sexuel, auraient un capital émotionnel plus riche que celui des hommes. Elles sont davantage socialisées/éduquées à prendre soin des autres et à vivre leur relation à travers l’empathie et le dévouement. La forte injonction à la maternité, pousse les femmes à une course (socialement construite) contre la montre et donc à s’engager plus rapidement.
L’attachement évitant des hommes est-il une preuve d’immaturité ? une peur de choisir ? de grandir ? c’est-à-dire de devenir « responsable » de la maîtrise de ses émotions, d’une responsabilité affective ? Les hommes cherchent des femmes très empathiques, très « care » qui continueront de les maintenir dans ce cocon illusoire et pardonneront/accepteront leurs écarts (référence au capital sexuel, à la peur de l’engagement, à l’écran de fumé sexiste derrière lequel ils masquent leurs vulnérabilités émotionnelles, …).
On cherche à « sauver » l’autre d’une situation ou de lui-même (de l’autodestruction) dans l’attente de recevoir sa gratitude (amour) inconditionnel, infini. C’est par besoin de reconnaissance, par besoin d’affection que l’on chercherait à fusionner avec l’autre pour le sauver.
Chapitre 3 – La demande de reconnaissance
L’apparente absence de « règle » dans les choix amoureux, amène selon Illouz, à un désarroi des individus. Il y a une souffrance face à l’ultra-liberté. Cette souffrance vient du fait que la sexualité et la vie amoureuse participent activement à l’estime de soi, à la « valeur personnelle ». L’individu se sent amoindri-e, diminué-e dans des échecs amoureux, … comme si son identité propre était en jeux.
Chapitre 4 – Amour, raison et ironie
La vision d’un amour traditionnel, fusionnel et romantique, a une forte emprise émotionnelle. Mais la modernité capitaliste/individualiste n’a plus les outils (ni les institutions) pour rendre entièrement possible cette forme d’amour. Elle n’a plus les outils car l’individu doit chercher à se « réaliser » pour lui-même, ou autrement dit… à se développer personnellement. Cette quête ne rend plus possible l’amour-fusion-abandon, cette quête remet en question continuellement les « contrats » amoureux pour savoir s’ils conviennent à chaque individu-es.
Deux modèles sont alors en concurrence, d’un point de vue émotionnelle :
Un amour romantique traditionnel : fusion, abandon de soi
Une modernité capitaliste et individuelle/individualiste : rationalisation des choix et des émotions, autorégulations émotionnelles et sentimentales, optimalisation des choix-conséquences.
Chapitre 5 – Du fantasme romantique à la désillusion
Les imaginaires autour de l’amour et de la sexualité, se développent de plus en plus à travers la culture audio-visuelle, littéraire, … Ces imaginaires amoureux se confrontent à une « désillusion » (source de souffrance) avec l’arrivée de la vie quotidienne dans un couple, avec l’ultra rationalisation des émotions, avec l’utilisation massive des moyens de télécommunication (nous sommes toujours en contact, il y a une hyper-présence voire hyper-contrôle), l’autonomisation des désirs et des projets de vies. Les désirs et les projets se multiplient vers plusieurs sources d’intérêts et plus seulement sur la seule relation conjugale.
L’analyse d’Eva Illouz est indéniablement (trop) binaire : « les femmes », « les hommes ». Elle ne rend pas compte de la pluralité des genres. Elle n’évoque (apparemment) que les couples hétérosexuels. Eva Illouz n’est pas une sociologue du genre qui étudie l’amour, c’est une sociologue de la culture (capitaliste) qui étudie l’amour. C’est bien là l’ensemble des critiques que j’aurais à proposer, et j’imagine qu’on me reprocherait la réciproque (une analyse seulement via le genre). Elle s’inscrit dans un féminisme « matérialiste », qui vient du marxisme. Elle comprend une situation à travers ce que ça permet ou ne permet pas d’un point de vue économique et pratique. Mais sa description de l’amour, prend les personnages (« homme » et « femme ») comme des faits concrets et non pas comme des identités flexibles.
Son écriture (que je trouve très compliquée) laisse apparaître un ton un peu … : « avant c’était mieux ! ». Comme si elle faisait une apologie d’un soi-disant « avant » où l’engagement régnait. Je comprends que ce n’est pas son propos au fond, mais on y retrouve tout de même un arrière-goût ! Ce qu’elle dit c’est « qu’avant » l’amour (comme sentiment) n’était pas aussi constitutif de l’identité et de l’estime de soi. L’amour n’était légitime que dans un couple institutionnalisé. Un couple qui s’écrit dans des registres religieux et d’Etat. Elle évoque le fait que le « couple » d’aujourd’hui n’a plus cet aspect d’institution et qu’il est dominé par une « diktat » des émotions-justes pour être « heureu-ses ».
Ce qu’elle présente comme typiquement masculin (le désengagement) et typiquement féminin (le surinvestissement) me semble maladroit en ces termes. Pour autant prendre ce continuum du sentiment de sécurité pour éclairer des incompréhensions amoureuses, quels que soient les genres, me semble très intéressant. Intéressant ne veut pas dire « euréka c’est la vérité vraie », mais seulement… que se poser ses questions-là par rapport à nos relations amoureuses et sexuelles, peut parfois nous apporter quelques pistes.
Je trouve également le mot « engagement » franchement désuet. Il n’est pas remis en question. Il n’est pas décrit comme un ensemble de normes et d’attentes sociales, il est juste posé là : « ça c’est être engagé-e et ça non ». Dans « engagement », j’entends « durable », mais cela revient au même, elle présente les sentiments amoureux comme une évidence et non comme une constellation de possibles. Je ne partage pas cette idée d’une binarité amitié/amour. En ce sens qu’est-ce qui est « durable » ? Ce qui peut durer ça peut très bien être le sentiment de respect et de confiance mutuelle, malgré la fin d’un type de relation, sommes-nous pour autant désengagé-es ?
J’aurais envie de réécrire ce livre (quelle prétention, pardon !) en y enlevant les termes genrés et en y ajoutant une critique de la construction sociale de l’amour et de l’attachement. Je garderais de ce livre la critique en lien avec le capitalisme, c’est-à-dire la responsabilisation individuelle que peuvent amener une approche en psychologie et en développement personnel. Dégenrer ce livre n’aurait pas (seulement) pour but de le rendre moins binaire et cliché, mais également que tout le monde puisse se sentir inclue. Que PERSONNE ne se dédouane de dysfonctionnement amoureux. Que chacun-e puisse s’identifier à une place et/ou à une autre. Que les couples homo/queer puissent questionner avec ces outils leurs relations. Parce qu’il me semble, et c’est ce que je défends, que tous les couples (hétéro, homo, queer, …) sont traversés par la construction sociale des genres, par les attentes des genres et par la capitalisme. Tous les couples ne cherchent pas à s’en défaire, à le comprendre ou simplement à le remarquer… et c’est pour moi une des seules différences entre ces relations (l’intention de déconstruction, d’identification des normes). Vouloir n’est pas (toujours) synonyme de pouvoir.
Romane Faure-Mary